« Delgres » de Andrew Lorien est sous licence CC BY-SA 2.0
Prenez un soubassophone (sorte de tuba-contrebasse), une batterie, une guitare dobro, ajoutez-y du blues, des paroles en créole et vous avez là l’univers musical unique de Delgres.
Delgres, c’est la rencontre de trois talents : Pascal Danaë à la guitare et au chant, Baptiste Brondy à la batterie et Raphaël Gouthière – dit Rafgee – au soubassophone et à la trompette.
Cette aventure humaine a débuté sous l’impulsion de Pascal Danaë, ancien membre du groupe Rivière Noire primé aux Victoires de la musique 2015 comme Meilleur album de Musique du Monde.
Le blues, c’est ce que ressentait Pascal Danaë quand l’idée de ce groupe a germé. Le blues, il le vivait viscéralement alors qu’il était à Amsterdam. Il y avait ce sentiment d’éloignement et ce cheminement professionnel insatisfaisant avec des projets personnels un peu dans une impasse.
Et comme un heureux hasard, un ami lui prête une série de films documentaires sur le blues produite par Martin Scorsese. C’est ainsi la révélation du lien entre le blues et l’africanité, les Caraïbes avec l’esclavage en toile de fond. La lettre d’affranchissement de son arrière arrière grand-mère datée de 1841 lui revient alors en mémoire.
À 27 ans, Louise Danaë et ses quatre enfants dont Ulysse, son arrière-grand-père, sont déclarés libres. Elle aurait pu être née libre s’il n’y avait pas eu le rétablissement de l’esclavage aux Antilles proclamé par Napoléon Bonaparte en 1802.
Mais c’est la guitare dobro avec résonateur – offerte par sa femme pour son anniversaire – qui lui a permis d’externaliser son blues.
Chanter en créole est venu tout naturellement. Le créole faisait écho à cette quête intérieure. C’était les origines guadeloupéennes, le gwo ka, l’enfance. C’était aussi la langue la plus proche du blues qui permet d’exprimer l’essentiel avec peu de mots, à la manière des punchlines des bluesmen.
C’est enfin l’histoire de Louis Delgres raconté par son père arrivé au port du Havre après avoir quitté sa Guadeloupe natale en 1958. C’était l’époque de l’émigration massive des Antillais vers la métropole (voir l’article de Marie Claude-Valentin, « Des « Nés » aux « Originaires » Dom en métropole : les effets de cinquante ans d’une politique publique ininterrompue d’émigration »).
Delgres, un nom chargé d’histoire
De retour à Paris avec quelques chansons dans ses valises, Pascal Danaë pense tout de suite à Baptiste Brondy qui a joué dans le groupe Rivière Noire et avec qui il a une réelle affinité. Il sera le futur batteur du groupe.
Manquait alors la basse pour finaliser le groupe. Ce sera le soubassophone, excellent complément à la guitare dobro qui offre le son rond métallique et cuivré si emblématique du blues.
Raphaël Gouthière – dit Rafgee – sera ainsi le troisième homme qui est d’ailleurs trompettiste de formation et premier prix du conservatoire de Paris. C’est l’amour de la basse qui l’a tourné vers cet instrument qu’il définit comme magique, « à la croisée des cuivres et de la basse ». C’est aussi un lien entre la Nouvelle-Orléans et les Antilles mais aussi les fanfares, le jazz et une sonorité tendant vers le rock.
L’une des premières chansons du groupe est Mo Jodi (« Mourir aujourd’hui » en créole) qui parle de résistance ; résistance d’un officier métis martiniquais – Louis Delgres. Il a lutté contre les troupes napoléoniennes venues rétablir l’esclavage en Guadeloupe (voir à ce titre la Proclamation de Louis Delgres du 10 mai 1802).
Empreint des idées véhiculées par la Révolution française, il a choisi avec ses 300 compagnons d’infortune de mourir plutôt que de se rendre : « Vivre Libre ou Mourir » ! C’était le 28 mai 1802. L’esclavage fut rétabli en Guadeloupe le 17 juillet 1802.
Cette chanson en hommage à cet officier résistant sera naturellement le nom du groupe.
Delgres est donc un nom à la symbolique forte où l’idéal de liberté et les convictions à défendre sont prégnantes.
Des paroles engagées en faveur des invisibles
La Liberté et le respect de l’humain sont les constantes que l’on retrouve dans les deux albums de Delgres – Mo Jodi (2018) et 4:00 AM (2021).
La liberté d’être soi-même, la liberté de résister face à l’oppression, la liberté de lutter contre toute forme d’intolérance, voici ce qui caractérise Delgres.
Que l’on ne se méprenne pas, Delgres ne s’inscrit pas dans une revendication communautaire tant les thèmes abordés dans ses chansons sont universels. Il suffit d’ailleurs de voir les traductions françaises de certains des titres de l’album Mo Jodi.
Delgres prône au contraire l’apaisement, la résilience, l’acceptation de l’autre, le métissage afin que ressorte le meilleur, la nouveauté et la beauté.
Mr President
Cette liberté, on la retrouve bien évidemment dans le titre à succès Mr President de l’album Mo Jodi. On y voit ici l’exaspération face aux engagements non tenus des hommes et des femmes politiques une fois élu.e.s avec comme corollaire le sentiment d’abandon des plus fragiles.
4 Ed Matin (4 heures du matin)
Dans 4 Ed Matin de l’album éponyme 4:00 AM, Delgres met en lumière la condition ouvrière, ces travailleurs de l’ombre obligés de se lever aux aurores pour subsister.
C’est aussi un hommage au père de Pascal Danaë qui se levait à 4 heures du matin pour aller décharger les caisses des trains de marchandises. Les prolétaires du monde entier d’hier et d’aujourd’hui se retrouveront dans ce titre.
Aléas
Aléas explore la séparation forcée au sein d’un famille vue par un enfant de 10 ans et tous les sentiments de fracture qui peuvent en découler. On y voit ainsi le sacrifice d’un père de famille obligé de migrer vers un ailleurs car soucieux de nourrir les siens.
Assez Assez
On retrouve dans ce titre le thème de la migration cher à Delgres mais cette fois-ci abordé sous l’angle de la politique migratoire menée dans les pays développés. C’est la dénonciation du dialogue de sourds entre d’un côté des migrants qui demandent assistance en rêvant d’un avenir meilleur et de l’autre côté des dirigeants sourds à ces appels et qui dévient le regard. La mer et toutes ces personnes noyées en sont les témoins.
Pardoné Mwen (Pardonne-moi)
Mais Delgres, ce n’est pas que du blues créole mâtiné de rock. La ballade mélancolique Pardoné Mwen où le talent de trompettiste de Rafgee est mis à l’honneur en est la preuve.
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Si vous aimez The Black Keys, Tinariwen ou encore Hanni El Khatib, gageons que vous plongerez aisément dans l’univers singulier de Delgres.
J’espère quant à moi que ce groupe aux valeurs humaines fortes connaîtra le même succès international que Kassav’ (voir l’article de Télérama « Le succès international de Kassav’ le prouve : le zouk, c’est du sérieux »). Il manque peut-être encore un Miles Davis pour les adouber…